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Renée Néré est « la vagabonde », et dans le palindrome presque parfait qu’imposent ce prénom et ce nom, c’est bien l’idée de l’effet miroir qui est soulignée à travers le portrait de cette héroïne, le miroir que Colette se tend à elle-même en écrivant et en décrivant le parcours d’une femme libre autant que seule. On peut même se demander si l’objet du miroir n’est pas au centre de ce roman, car il revient régulièrement, comme pour rappeler à l’héroïne ce qu’elle croit dissimuler au fond de ses traits, et il est à vrai dire présent dès les premières lignes : « … je vais me trouver seule avec moi-même, en face de cette conseillère maquillée qui me regarde, de l’autre côté de la glace, avec de profonds yeux aux paupières frottées d’une pâte grasse et violâtre. (…) Elle me regarde longtemps, et je sais qu’elle va parler… Elle va me dire : / « Est-ce toi qui es là ?… (…) » / Oui, c’est l’heure lucide et dangereuse… ».

Renée Néré est artiste de music-hall, mais elle est aussi, du moins selon certains commentaires, « une femme de lettres qui a mal tourné ». Son premier livre remporta un succès aussi beau qu’inattendu. Mais après l’accueil mitigé du deuxième, le troisième (celui qu’elle préfère) se révéla un échec, et Renée, qui dut subir les conséquences d’un divorce, se tourna vers les planches afin de gagner sa vie : elle y rencontra notamment son acolyte de scène, l’impayable Brague. L’arrivée de Maxime Dufferein-Chautel dans sa loge, spectateur enflammé par l’artiste qu’il vient de voir sur scène, crée en elle un petit bouleversement qui va se faire grandissant, elle dont le premier mariage se conclut par des déceptions irrémédiables, au point qu’elle se croit anesthésiée par tous les élans propres à l’amour – la solitude au sein de laquelle elle se retrouve, si elle demeure un choix, nourrit de nombreuses réflexions et porte de manière intrinsèque le sujet de son angoisse et du vide qui s’y associe. Alors pourquoi ne pas se laisser embarquer par les attentions sincères et généreuses de Dufferein-Chautel ?

Le roman est d’une part une porte ouverte sur « l’envers du music-hall », tel qu’il fut au début du vingtième siècle, et il est conduit par la grande tendresse que Colette éprouve pour les artistes de ce milieu : « Les artistes de café-concert… (…) Chimériques, orgueilleux, pleins d’une foi absurde et surannée dans l’Art ; eux seuls, eux, les derniers, osent encore déclarer, avec une fièvre sacrée : / – Un artiste ne doit pas… un artiste ne peut accepter… un artiste ne consent pas… / Fiers, certes, car s’ils ont aux lèvres, souvent, un ‘Cochon de métier !’ ou ‘Saloperie de vie’ je n’ai jamais entendu l’un d’eux soupirer : ‘Je suis malheureux…’ ». Sur ce même chemin de véracité que véhicule l’ouvrage, les questions du choix de l’amour inconditionnel (qui ne l’est pas, puisque l’héroïne revient sans cesse à ses interrogations) et celui d’une liberté irrépressible qui, si elle est discutable sur le plan de la durée, ne demande pourtant qu’à être préservée, ces questions s’accompagnent de paysages qui se succèdent au long d’une tournée de quarante jours, et dont Renée saura toujours s’émerveiller : « … comme s’il n’y avait d’urgent au monde que mon désir de posséder par les yeux les merveilles de la terre ! / C’est à cette même heure qu’un esprit insidieux m’a soufflé : ‘Et s’il n’y avait d’urgent, en effet, que cela ? Si tout, hormis cela, n’était que cendres ?…’ ». Les avis des compagnes et des compagnons gravitent autour de l’artiste ; la finalité n’apporte pas de réponse. Néanmoins, une injonction se trouve toujours au fond des pensées qui divaguent, et il se peut que l’amour véritable ne se loge que dans le premier qu’on a vécu.

Le sujet aurait pu passer pour quelque peu banal, mais mis en mots par le style incomparable de Colette, le roman ne cède pas à la facilité, et grâce à la poésie que l’écrivaine sait recevoir de la réalité, il est une merveille : « Tout un jardin de reflets se renverse au-dessous de moi et tourne décomposé dans l’eau d’aigue-marine au bleu obscur, au violet de pêche meurtrie, au marron de sang sec… Le beau jardin, le beau silence, où seule se débat sourdement l’eau impérieuse et verte, transparente, sombre, bleue et brillante comme un vif dragon !… »

Rappelons-le : le livre parut pour la première fois en 1910. Là où l’amour entre femmes est évoqué le temps de quelques lignes, là où l’on met en scène une femme de trente-trois ans assumant (tant bien que mal) sa solitude et son indépendance, il est d’usage de souligner son caractère magiquement contemporain.

 

Colette, de son vrai nom Sidonie-Gabrielle Colette (1873-1954), fut écrivaine, actrice et journaliste. Elle fut présidente de l’Académie Goncourt entre 1949 et 1954. Auteure de nombreux romans, ses fictions s’inspirent en grande partie de sa vie personnelle, magnifiées par un style aussi fluide que riche, propre à l’état contemplatif, où la délicatesse et la sensualité du mot n’en laisse pas moins entrevoir une complexité plus profonde.

 

La Vagabonde, Colette, Le Livre de Poche, 256 pages

Tag(s) : #François Baillon, #Le livre de poche
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