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Ne serions-nous pas tombés au sein d’un purgatoire ? Ce lieu de transition, où l’enveloppe corporelle a cessé d’avoir son importance – tout comme, dans ce « pays des choses dernières », les objets et les corps disparaissent progressivement, ne peuvent répondre du même statut qu’ils avaient dans une vie passée, une vie qui semble définitivement éloignée et irrécupérable. Nous sommes ici dans un lieu dont l’évolution, au regard de l’état de décrépitude et d’effondrement physique et psychique qui le caractérise, est sans doute irrémédiable ; pourtant, une forme d’espoir latente, persistante, nous pousse à entrevoir une lumière presque biblique quant à l’issue de l’aventure d’Anna Blume.

L’héroïne, qui a dix-neuf ans au début de son voyage, s’inquiète de la disparition de son frère William, qui n’a pas donné de nouvelles depuis un an. Elle décide de se rendre elle-même dans la ville où William avait pour mission de faire un reportage – une ville dont on ne saura pas le nom, incluse dans un pays tout aussi innommé. Anna Blume pénètre alors dans un monde qui risque de devenir le sien à tout jamais – suivant le spectacle terrifiant qu’il offre.

Un monde de purgatoire, donc (« Les choses tombent en morceaux et s’évanouissent alors que rien de neuf n’est créé », p.16), où les enfants n’existent pas (« Durant toutes les années que j’ai passées ici, je ne peux pas me rappeler avoir vu un seul nouveau-né », p.16), où les habitants, une fois disparus, ne reparaissent jamais plus : « Et pourtant il y a toujours de nouveaux arrivants pour remplacer les disparus », (p.16). Dans ce monde des finitudes, les souffrances sont telles que des communautés se forment avec pour objectif d’obtenir, à coups d’entraînements intensifs, une mort assurée et choisie. Le langage lui-même semble se fondre progressivement dans l’effacement, à l’image de coulures colorées de peinture glissant vers le bas, sur une surface où ne restera bientôt que le blanc : « Les mots ont tendance à durer un peu plus que les choses, mais ils finissent aussi par s’évanouir en même temps que les images qu’ils évoquaient jadis. (…) petit à petit, les mots deviennent uniquement des sons, une distribution aléatoire de palatales et de fricatives, une tempête de phonèmes qui tourbillonnent, jusqu’à ce qu’enfin le tout s’effondre en charabia. Le mot “pot de fleurs” n’aura pas plus de sens pour toi que le mot “splandigo” » (p.123/124).

Au sein de ce lieu exceptionnel par son fonctionnement et dangereusement cloisonné, Anna Blume va connaître de nombreux déboires, tout en réussissant à gagner sa vie. Mais elle connaîtra aussi l’amitié d’Isabelle, ainsi que l’amour avec Sam : « Ces jours-là ont été pour moi les meilleurs. Pas seulement ici, vois-tu, mais n’importe où – les meilleurs jours de ma vie. C’est curieux que j’aie pu être si heureuse pendant cette époque terrible, mais vivre avec Sam changeait tout » (p.147). À travers la relation amoureuse d’Anna et de Sam, à travers la force que chacun trouve en l’autre, le roman aborde le phénomène de création, intellectuelle et artistique, comme un des moyens ultimes de « se sauver », au moins spirituellement, un moyen de s’élever pour mieux respirer, et ce constat s’avère d’autant plus prégnant dans un espace où les efforts les plus déterminés semblent n’avoir plus aucun sens. C’est parce que la ville est image de déperdition qu’il nous faut tenir à la création, s’y plonger, tenter d’aller au bout de cette volonté. L’exemple le plus probant reste le livre lui-même : une longue lettre qu’Anna Blume adresse à un ami d’enfance. Cet aspect ne fait qu’affirmer la primauté attachée à la création, le soutien capital que son exercice apporte à la protagoniste.

Même si elle est évoquée de façon succincte, la question juive trouve sa place dans cet univers « disparaissant », faisant écho à l’un des plus grands désastres du vingtième siècle ; ainsi, comment ne pas percevoir une forme d’ironie victorieuse dans le dialogue suivant ? « Je croyais que tous les juifs étaient morts, ai-je murmuré. / Il reste un petit nombre d’entre nous, a-t-il dit en me souriant à nouveau. Ce n’est pas si facile de se débarrasser de nous, voyez-vous » (p.132). À vrai dire, l’atmosphère générale du roman convoque en nous le souvenir du tableau d’Arnold Böcklin : L’Île des Morts.

Les mots ont en partie apporté de l’aide à Anna Blume : « Plus on s’approche de la fin, plus il y a de choses à dire. La fin n’est qu’imaginaire, c’est une destination qu’on s’invente pour continuer à avancer, mais il arrive un moment où on se rend compte qu’on n’y parviendra jamais. Il se peut qu’on soit obligé de s’arrêter, mais ce sera uniquement parce qu’on sera à court de temps. On s’arrête, mais ça ne veut pas dire qu’on soit arrivé au bout » (p.248). Si la lettre finit par s’arrêter, cela signifie-t-il que l’espoir a cessé d’être ? Personne ne peut répondre par l’affirmative à cette question. La solidarité et la détermination d’Anna et de ses compagnons montrent qu’au-delà des situations les plus critiques, nous avons la permission, et peut-être même le devoir, d’espérer. La lettre n’avait quasiment aucune chance d’atteindre son but : elle est pourtant bien parvenue à un destinataire.

 

Lire une autre critique sur le même ouvrage dans La Cause Littéraire : http://www.lacauselitteraire.fr/au-pays-des-choses-dernieres-paul-auster-par-leon-marc-levy

 

Né en 1947, Paul Auster a d’abord vécu de ses traductions d’écrivains français. Auteur de romans, d’essais et de recueils poétiques, figure incontournable du paysage littéraire américain, il a reçu plusieurs prix, dont le Prix Médicis étranger pour Léviathan en 1993. Il s’est également illustré en tant que réalisateur à plusieurs reprises.

 

Au pays des choses dernières, Paul Auster, Actes Sud/Babel, trad. anglais (USA), Patrick Ferragut, 272 pages, 7,70 €

Tag(s) : #USA, #Actes Sud, #François Baillon
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