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De la poétesse Anna Akhmatova (1889-1966), on connaît en général Requiem, dans la traduction de Paul Valet qu’ont publié et réédité les éditions de Minuit. La Dogana nous offre l’occasion de redécouvrir Requiem dans une autre traduction, due à Marion Graf et José-Flore Tappy, mais surtout de découvrir d’autres facettes de l’œuvre de la poétesse russe dans une belle édition bilingue.

Dès les premières pages, nous découvrons des textes où se mêlent inextricablement la joie et la tristesse, les regrets et les espoirs, les amours enflammés et craintifs, presque désespérés mais d’un lyrisme toujours retenu, puissant et sans emphase. S’il est toujours difficile de rendre compte de ce qui peut nous toucher dans la lecture de la poésie, ou plutôt des poèmes, il semble que cela devienne encore plus difficile avec cette œuvre-là, au delà même du fait que la traduction ne peut nous donner qu’une vague idée de ce que la langue originale recèle. L’oscillation, le balancement et l’alliance entre les contraires ne peut sans doute se mesurer et s’apprécier qu’à la lecture du texte lui-même, restituant toute l’ambivalence et la complexité des sentiments humains, dans un lyrisme empreint d’une certaine austérité.

Bien souvent le lecteur de poésies ne suit pas l’ordre du recueil qu’il ouvre, et va et vient entre les pages au gré de sa fantaisie, des éclats de vers qui le saisissent au détour d’une page, mais cetEglantier fleuri gagne à être aussi lu comme un journal ou un roman, de la première à la dernière page, sans déroger. Les différents recueils rassemblés dans ce volume sont en effet présentés dans un ordre presque chronologique, même si celui-ci n’est pas suivi rigoureusement, et chaque poème est précisément daté par Anna Akhmatova elle-même, faisant de son œuvre poétique une manière de journal qui accompagne les vicissitudes et les espoirs, les douleurs de toute une vie. Les plus anciens textes sont en effet antérieurs à la grande Révolution, et même à la Grande Guerre (1912), et pourtant nous pouvons déjà y entendre résonner les orages et les folies à venir. Puis les textes s’écrivent à l’ombre de l’arrestation et de l’exécution du premier mari de la poétesse en 1921, de l’arrestation et de la déportation de son fils en 1938, en pleine « Iénoctchina » (la première grande purge stalinienne, orchestrée par Nicolaï Iejov), de la violence du siège de Leningrad où sa poésie devient la force d’un peuple qui résiste (comme le fait la musique de Chostakovitch au même moment et dans la même ville), de la censure et l’interdiction de publication qui lui sera imposée pendant une vingtaine d’années. Petit à petit, le ton se fait plus sombre, plus désespéré, mais toujours plein de retenue tout en déployant une profondeur de sentiment, révélant une humanité qui ne renonce jamais, même dans les pires moments. Pour le lecteur français, certains vers peuvent irrésistiblement évoquer ceux d’un Paul Eluard, écrits à la même époque ou un peu plus tard.

L’églantier fleurit se lit vraiment comme le journal d’une vie dont les poèmes de Requiem, qui vient clore le recueil, sont comme le point d’orgue ou le couronnement. Pour peu que l’on y soit un tout petit peu sensible – et nul besoin d’être expert en histoire russe, d’être russophile ou slavophile pour cela – cette poésie-là est capable de nous toucher au plus profond mais aussi de nous donner ou redonner force quand nous désespérons du monde, de ces injustices et de ces cruautés. A plusieurs décennies de distance, l’œuvre d’Anna Akhmatova reste une œuvre à lire aujourd’hui, ici, ailleurs, partout, pour comprendre hier et affronter demain.

 

Marc Ossorguine

L’églantier fleurit et autres poèmes, édition bilingue La Dogana, traduit du russe par Marion Graf et José-Flore Tappy

Tag(s) : #Poésie, #La Dogana, #Marc Ossorguine, #Russie
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