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Autopsie d’un suicide.

« Le problème de Jim, c’est qu’il n’arrive pas à entrer dans sa propre vie, et il va laisser cela en héritage » (p.84).

Jim, 39 ans, a quitté l’Alaska direction la Californie, pour rejoindre son frère Doug qui va l’escorter dans un mini road trip, le conduisant chez un psychiatre, chez ses parents, auprès de ses ex-femmes, de ses enfants, et de quelques amis.

« On » pense que cela va l’aider à combattre ses troubles psychiques qui ressemblent à ceux d’une psychose maniaco-dépressive. « On », c’est bien entendu le médecin, mais aussi et surtout ce frère plus jeune tellement subjugué par la personnalité de l’aîné, dépassé par le mal dont celui-ci souffre et qui vit dans les souvenirs du temps où tout allait bien, celui des chasses et des pêches de leur enfance, des interminables parties de cartes et de leur ancienne complicité. « On », ce sont aussi tous ceux que Jim va croiser sur sa route et qui veulent soit ne pas voir sa souffrance, soit sincèrement l’écarter de ses pensées suicidaires.

Oui mais voilà, plus rien ne va, et Jim, deux fois divorcé, criblé de dettes auprès du fisc, souffrant d’une atroce migraine sinusale difficilement opérable sans risques secondaires, revient auprès des siens pour un dernier tour de piste, un ultime come back avant de se servir du Rugger.44 Magnum qu’il transporte partout avec lui. C’est tellement facile aux Etats-Unis d’avoir une arme à portée de main.

Du moins c’est ce qu’il projette les moments où la dépression l’oppresse et le livre à des sentiments de culpabilité, d’auto dépréciation, de vide intérieur, de désir de mort. Il n’a déjà plus de vie professionnelle, ayant abandonné son lucratif métier de dentiste. Les ruptures s’enchaînent, vivre perd chaque jour un peu de sens. Alors à quoi bon ?

Le problème pour Jim est maintenant celui du passage à l’acte. Le comment est défini, le pourquoi reste l’un des enjeux principaux de ce retour auprès de ceux et celles qui ont compté à un moment ou un autre dans son existence, le quand reste énigmatique.

Ce sont donc essentiellement le pourquoi et le quand que les 288 pages du roman vont interroger, au travers de la psyché de Jim dans une quête souvent pernicieuse et destructrice pour ceux auxquels il va frotter ses derniers lambeaux de vie.

Cette plongée en psychose laisse le lecteur en état de choc. David Vann pénètre l’esprit d’un Jim suicidaire avec une précision qui glace le sang, nous rend captifs de ses stratégies, de ses plans pour découvrir l’origine de son mal-être.

Il explore des pistes : une éducation dominée par une mère pétrie de religiosité et de conformisme, un père peu expansif, n’ayant pas vraiment choisi son métier de dentiste, métier qu’il transmettra à son fils sans que celui-ci n’ait l’impression ou la volonté de sortir de cet engrenage familial, etc.

Jim ne fait pas de cadeaux. D’ailleurs, lorsque l’on a décidé d’en finir avec l’existence, a-t-on sincèrement envie de protéger ses proches ? Ou bien ne cherche-t-on pas à les culpabiliser à leur tour avant de disparaître. Il obtient ainsi de parents taiseux des confidences extorquées dans une forme de chantage affectif pour le moins odieux. Chacun se met à nu avec ses limites et ses faiblesses. Nul ne sort indemne d’une confrontation brutale avec ses choix ou non-choix de vie.

Jim est d’autant plus dangereux pour lui-même et pour les autres, y compris ses enfants, qu’il existe dans sa pathologie un risque de suicide « altruiste ». La violence qui le submerge parfois, n’épargne personne, bien au contraire. Les désirs qui lui restent sont souvent d’ordre criminel et les pulsions sexuelles qui rythment ses journées n’arrivent même plus à lui procurer du plaisir. Il est devenu dans tous les sens du terme « improductif », moins nécessaire à la société qu’un flétan que l’on aurait envoyé sur la lune et dans le néant existentiel dans lequel il se débat, il voudrait cependant « trouver une utilité à son désespoir ».

Un poisson dans la lune est d’une grande violence psychique et d’une maîtrise totale de son sujet. Si Bret Easton Ellis a su de façon magistrale suggérer les pensées d’un psychopathe dans son livre American Psycho, David Vann ne lui cède en rien dans ce dernier parcours d’un homme suicidaire. Cet homme, bien entendu pour ceux et celles qui connaissent la biographie et ses romans précédents, c’est le père de l’écrivain qui se suicida lorsque David avait treize ans, quelque temps après que le jeune garçon eut refusé d’aller le rejoindre en Alaska.

Il aura sans doute fallu les sinueux détours des écrits antérieurs et que le temps et la réflexion aient apprivoisé le deuil pour donner à David Vann le ton juste, le courage aussi d’entrer en osmose affective, sensorielle et intellectuelle avec son père décédé.

Oppressant, brossant en arrière-plan le portrait d’une Amérique le doigt sur la détente et le cerveau farci de tabous, d’a priori, ponctué de brefs éclats d’humour, de filaments de poésie, ce roman, oscillant entre réalité et fiction, nous fait vivre une expérience littéraire d’une vérité et d’une force hors du commun.

 

Catherine Dutigny

 

Un poisson sur la lune, février 2019, trad. américain Laura Derajinski

Tag(s) : #USA, #gallmeister, #Catherine Dutigny
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