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Un récit, ou six récits qui commencent à 0 heure et s’achèvent à minuit. Ou plutôt, peut-être, six récits qui commencent à 0 heure, et finalement un récit qui se termine à minuit. Donc sept récits au final. Vous suivez ? Dire cela c’est peut-être livrer une des clés de cet instant décisif qui jongle avec les voix dans un cadre temporel strict de 24 heures. Jeu de construction et de structure qui pourrait paraître un brin intello mais qui est surtout ludique et qui fonctionne parfaitement comme tel.

Reprenons : six récits et six personnages. Ou sept selon comment l’on compte. Disons six plus un. Nous entrons dans leur vie à 0 heure. Quand ? Le jour où il y aura une grève générale en Italie, qui est aussi celui où le président congolais Marien Ngouabi sera assassiné. Le jour aussi où le nouvel état espagnol annoncera une nouvelle amnistie. Un jour et une date que l’auteur ne précise pas plus mais que nous pouvons reconstituer comme étant le 18 mars 1977. Nous sommes à Barcelone en pleine « transition démocratique », dans ce moment où la mort de Franco n’a pas encore complètement signifié la fin de la dictature et le retour de la démocratie. C’est aussi ce jour-là que naît Pablo. Le même jour que l’auteur de cet instant décisif. Mais il n’est pas sûr, il semble même un peu improbable qu’il s’agisse vraiment de lui-même et que le récit soit autobiographique.

Six personnages donc. Clara, une jeune fille à l’aube de son adolescence. Gerardo, un enseignant de la fac qui a connu l’expérience chilienne au moment de la chute d’Allende et du coup d’état militaire. Solitario VI, héritier d’une prestigieuse lignée de lévriers et qui mène une vie de chien, au pire sens de l’expression, dans le monde des cynodromes. Carlota, une étudiante qui est amoureuse d’un de ses profs et est entrée dans son lit et qui enquête également sur les pratiques de vols et de trafic de bébés. José, un homme d’affaires vieillissant qui ne recule devant rien pour les siens. Maria Dolores, mère du précédent, décédée il y a déjà quelque temps. Tous les acteurs sont en place, tous vont jouer un rôle, qu’ils ne s’attendaient pas forcément pas à jouer, autour de la naissance de Pablo. Car rien ne se passera comme prévu, pour aucun d’entre eux. Sauf peut-être pour Pablo, car lui ne s’attendait à rien. Il naît. Cela est bien suffisant.

Les uns sont acteurs d’un monde déjà passé ou en train de passer. D’autres sont de ceux qui poussent le monde pour qu’il bascule vers autre chose, qu’il change. Et puis il y a Clara et Pablo qui jouent déjà leur rôle, sans le savoir, dans le monde qui vient. Mais l’histoire est bien facétieuse et aime à se jouer des humains et de leurs volontés, de leurs plans. A moins que ce ne soit l’auteur. A l’issue de ces folles 24 heures, il y aura des victimes, des coupables et des innocents… La journée est terminée et bien des choses se sont passées dans le monde.

On pourrait être tenté de ne lire dans L’instant décisif que le jeu habile, virtuose et ironique, d’un écrivain fantaisiste bourré de talent, car malgré la démultiplication des voix, des points de vue, des relations qui évoluent d’heure en heure, on ne se perd pas et tout reste fluide. Mais il y a plus. Il y a le témoignage d’une époque, la photographie d’un jour où figure toute la société espagnole d’alors. Et plus encore : rien ne nous interdit d’y lire une allégorie de l’histoire espagnole, de la transition démocratique que l’Espagne a tentée et dont l’actualité ne cesse de nous montrer qu’elle est, aujourd’hui encore, bien fragile et problématique. Depuis, 40 années ont passé et l’on se demande ce qu’ont pu devenir José et Maria Dolores qui ont depuis dû disparaître. On se demande ce que sont devenus aujourd’hui Carlotta, Gerardo ou Carla. Ou les descendants de Solitario VI, s’il y en a eu. Quant à Pablo, il n’est pas impossible qu’il soit devenu, quant à lui, un écrivain avec lequel l’Espagne de demain devra compter…

 

Marc Ossorguine

 

L’instant décisif, septembre 2017 (Tuyo es el mañana, 2016, Acantilado), trad. espagnol Jean-Marie Saint-Lu, 288 pages, 20 €

Tag(s) : #Espagne, #Marc Ossorguine, #la contre-allée
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