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En vérité, l’Histoire – grande ou petite, ancienne ou contemporaine –, ce sont des mots ! Imaginons que l’homme soit dépourvu de toute capacité locutoire et donc de celle de mettre en relation ce qu’il voit, ce qu’il fait, ce qui est – de les « organiser » mentalement ; y aurait-il… Histoire ? On en vient à méditer ainsi à mesure qu’on avance dans le puissant roman que publie en cette rentrée Charif Majdalani. Rassurons : L’empereur à pied est un pur roman, un récit d’aventures même ; des aventures volontiers rocambolesques étalées sur un siècle et demi et étendues sur trois continents. Une épopée familiale, celle des Jbeili. L’ancêtre fondateur, Khanjar, apparaît un jour tel un spectre quelque part dans les montagnes du Liban. Il est accompagné de ses trois fils. Apparition de l’humanité. Apparition double. Khanjar Jbeili et ses fils surgissent de nulle part en même temps que… la parole qui dit ce surgissement. Cette parole qui énonce est elle-même de nulle part ; elle se met d’emblée en scène.

« Mais que viendraient-ils faire et qui sont-ils ? A cette question, même moi (moi qui observe à travers le regard rusé des hommes en séroual debout sur leurs toits, moi qui suis les arbres, et le bas-relief antique représentant un sanglier attaquant Adonis et à ses côtés une Aphrodite éplorée, moi qui suis aussi les calvaires chrétiens avec leurs images frustes de Vierge et de Christ), à cette question même moi je n’ai pas encore la réponse ».

Ou :

« L’aîné a ouvert le balluchon qu’il a posé sur le sol. Et comme je suis le lézard qui s’est dissimulé dans une anfractuosité entre deux pierres du mur derrière lui, comme je suis l’épervier qui passe et qui a un regard d’épervier, comme je suis l’âme des ménades qui ont hanté les lieux dans l’Antiquité et qui les habitent encore incidemment et aussi, pourquoi pas, le dieu du sanctuaire chrétien devant quoi la scène a lieu, comme je suis tout cela, je peux voir ce qu’il y a dans ce balluchon et que ne peuvent voir les centaines de regards curieux et insoupçonnés qui observent les nouveaux venus ».

L’histoire – celle des Jbeili – naît donc en même temps que la parole, elle est la parole. Elle est énonciation de mots d’abord imprécise, ignorante, puis peu à peu affirmative, attestée (par d’autres mots écrits, en l’occurrence des lettres, beaucoup de lettres échangées) mais sans cesse à confronter, à vérifier, ainsi de suite. D’où régulièrement des « sans doute », des « peut-être », des « je suppose » et bien d’autres formules similaires. L’épopée des Jbeili – épopée sur cinq générations, du milieu du dix-neuvième siècle jusqu’au début du vingt-et-unième –, pour le dire ainsi, n’est pas hors des mots qui la content. Ces mots ne sont pas extérieurs aux Jbeili ; c’est presque toujours un membre de la famille qui dit, qui fait le récit que nous lisons. Si bien que la fin de l’histoire familiale est enclenchée exactement quand l’un des ultimes descendants, à la suite d’un accident vasculaire, souffre d’agraphie, c’est-à-dire redevient quasiment analphabète…

Tout le roman est un long récit oral. C’est une virtuosité et une originalité. Pas un récit unique, mais un récit à plusieurs voix, déroulé par différents conteurs qui se relaient au fil des générations. Le premier qui conte est flou, nous l’avons vu, aussi flou que la personnalité du vieux Khanjar et de ses fils. Le temps passe. Khanjar, qui a demandé et obtenu du féodal local un coin de terre ingrate dans les montagnes, le met en valeur, crée le commencement d’une fortune qui s’affermit avec le temps. Loi qu’il édicte afin d’éviter tout morcellement du patrimoine et d’en assurer la pérennité : l’interdiction éternelle faite aux cadets de se marier et de fonder une famille. Seul l’aîné de chaque génération est autorisé à se reproduire. La nature (ou le hasard ?) semble complice ; pendant une, deux, trois générations, il ne naît que des garçons. Au début du vingtième siècle, il est plus aisé pour un homme que pour une femme de partir à l’aventure au loin, très loin de cette malédiction ancestrale. Empêchés de se marier, à moins de perdre tout droit à l’héritage, les cadets, génération après génération, en rage, partent, s’en vont au Mexique, en Chine, en Grèce, en Italie, en France… Ils y trouvent la mort souvent, mais reviennent parfois. Qui alors voit et nous rapporte les méandres de ces aventures lointaines ? Les intéressés eux-mêmes, c’est-à-dire les lettres qu’ils envoient au pays, à la mère, au frère, ou au cousin… Le flou du départ, l’imperfection du début est « civilisée » peu à peu ; la fortune familiale est désormais une riche et puissante maison de commerce et de négoce du Liban. L’aîné en titre est un notable qui tutoie les politiques. Les narrateurs successifs s’améliorent en quelque sorte eux aussi ; ils ne sont plus l’arbre, l’air ou l’épervier d’autrefois mais des êtres précis, instruits, tel membre de la famille qui relit les lettres envoyées de partout dans le monde et reconstitue des pans entiers de l’histoire familiale ; tel autre cadet d’une génération suivante, en errance lui-même, fait escale dans les lieux où son oncle ou grand-oncle a séjourné, y rencontre ceux qui ont connu le défunt ou même ses descendants « illégitimes », recueille leurs souvenirs et complète la grande et fastueuse légende des Jbeili. L’expression est usée sans doute, mais elle s’impose : Charif Majdalani, dans ce roman, est au sommet de son art narratif. Il promène le lecteur d’un lieu du monde à un autre tout opposé, d’une époque où la vie est douce ou décadente à une autre où l’on se combat tous azimuts, cela toujours avec un joyeux et rare talent de fabulateur.

 

Théo Ananissoh

 

L’empereur à pied, août 2017

Tag(s) : #pays arabes, #Points, #Théo Ananissoh, #Liban
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