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Schopenhauer lu par Thomas Mann : à n’en pas douter, nous sommes en présence d’un éminent exemple de ce qu’on appelle « la critique des maîtres », très loin de la grisaille journalistique ou des rodomontades des gloses universitaires. Les premières lignes de l’opuscule (« Notre joie en face d’un système métaphysique, notre satisfaction en présence d’une construction de la pensée, où le monde trouve son organisation spirituelle dans un ensemble logique, cohérent et harmonieux, relèvent toujours, à un degré éminent, de l’esthétique ; elles ont la même origine que le plaisir, que la haute satisfaction, toujours sereine finalement, dont nous enrichit l’activité artistique quand elle crée l’ordre et la forme et nous permet d’embrasser du regard le chaos de la vie en lui donnant la transparence ») déjà installent sur les sommets cette rencontre entre Schopenhauer et son « suffisant lecteur ». Avec une déconcertante simplicité, l’auteur de La Montagne magique surplombe l’œuvre du philosophe, en rappelant sa dette envers Platon, qui distinguait les choses de ce monde, images mobiles, en perpétuelle mutation, des réalités éternelles, et lesdites réalités, les Idées, immuables. Cette distinction platonicienne n’est pas une théorie poussiéreuse comme on en trouve chez Aristote. Par elle, Platon préparait le terrain, d’une part, à la démarche scientifique (où l’on recherche des lois simples, abstraites, derrière la multiplicité des phénomènes concrets), d’autre part au christianisme à venir.

Dans cette vision des choses, l’artiste, le poète (et Platon fut un grand poète) doit être le médiateur entre l’éternité et le monde sensible. Il est, dans la littérature française, peu de pages aussi platoniciennes que celle de Baudelaire : « C’est cet admirable, cet immortel instinct du beau qui nous fait considérer la terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du Ciel. La soif insatiable de tout ce qui est au-delà, et que révèle la vie, est la preuve la plus vivante de notre immortalité. C’est à la fois par la poésie et à traversla poésie, par et à travers la musique, que l’âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau » (« Notes nouvelles sur Edgar Poe »).

L’autre penseur que Thomas Mann rattache à Schopenhauer n’a rien d’un poète ou d’un artiste ; il en est même l’exact contraire (sauf, peut-être, dans la fameuse formule qui sera gravée sur sa tombe) : Kant, selon qui notre expérience est déterminée par ces catégories que sont le temps, l’espace et la causalité. La « chose en soi », d’après Kant, est hors de notre atteinte. Schopenhauer voulut remonter à l’origine et y rencontra la Volonté, que Spinoza avait déjà entrevue, cette cause unique, qui explique tout, à la manière de la gravité universelle, laquelle fait se mouvoir les pommes et les planètes. Dans la pensée de Schopenhauer, la Volonté est le moteur du monde. Tout se subordonne à elle : l’intelligence, les passions, les religions, la sexualité, la vie même, puisqu’elle se confond avec elle (dans son traité Du Pouvoir, Bertrand de Jouvenel étendit au champ politique cette notion de « vouloir-vivre »). Et ce monde régi par la volonté est un monde de douleur, car la volonté est insatiable. L’homme est au sommet de la souffrance universelle, dont Schopenhauer évoque les modalités avec un luxe pervers de détails. Les arbres sont étouffés par le lierre à qui ils offrent un support. Les plantes carnivores digèrent lentement et vivants insectes, oiseaux et petits mammifères. Des guêpes déposent leurs œufs dans le corps de proies paralysées, qui seront petit à petit dévorées vivantes (Ridley Scott tira de ce mode de reproduction un des plus efficaces cauchemars de la science-fiction). Que dire des souffrances que provoque le cancer ? Le suicide, geste plus difficile à accomplir qu’on ne le croit, ne résout rien. On comprend la fascination de Schopenhauer pour le bouddhisme, cette religion de l’anéantissement individuel et de l’extinction de la volonté. Seule trouve grâce aux yeux du philosophe la création artistique, qui constitue également une manière de vouloir durer au-delà du terme prévisible (et vite atteint) de nos existences. On pourrait appliquer au magnum opus de Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation (dont des extraits sont donnés, dans la traduction classique de J.-A. Cantacuzène, à la suite du texte de Thomas Mann), ce qu’un recenseur écrivait à propos du Voyage au bout de la nuit :le « livre d’un homme désespéré qui réclame l’espérance ».

 

Gilles Banderier

 

Schopenhauer, mars 2018, trad. Jean Angelloz, 236 pages, 12 €

Tag(s) : #Essai, #Allemagne, #Buchet-Chastel, #Gilles Banderier
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