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« De trop : c’était le seul rapport que je pusse établir entre ces arbres, ces grilles, ces cailloux. (…) J’étais de trop pour l’éternité ».

« Tout existant naît sans raison, se prolonge par faiblesse et meurt par rencontre ».

Jean-Paul Sartre, La Nausée

 

L’homme est un animal libre : tel est le postulat fondamental de la pensée de Sartre, une affirmation récurrente dans sa prose. Libre en ce que rien ne le contraint dans l’absolu, puisque, chez Sartre, il n’y a pas de nature humaine immuable ; animal en ce qu’il doit lutter pour conserver son statut d’homme libre sans cesse menacé. Mais l’affirmation de sa liberté précède toutes les autres, comme une sentence qui condamne ou comme une formule inscrite dans l’être-homme. Jetée sans nature dans l’existence, la conscience libre n’a d’autre choix, pour se connaître et pour exister dans le monde, que de le néantiser.

Dans ce premier mouvement de distanciation du monde par la conscience s’accomplit la liberté innée et inconditionnée de l’homme. Ce dernier existe toujours dans une « situation » dont la contingence cohabite avec sa liberté : englué dans le monde, l’homme conserve le choix de le regarder ou de s’en détourner. Toujours, il est englué ; souvent, il s’en délecte. « Toutes choses, doucement, tendrement, se laissaient aller à l’existence comme ces femmes lasses qui s’abandonnent au rire et disent : “C’est bon de rire” d’une voix mouillée ; elles s’étalaient, les unes en face des autres, elles se faisaient l’abjecte confidence de leur existence » (La Nausée).

Ce premier moment de la liberté sartrienne se brise lorsqu’autrui pénètre dans la situation et me regarde. L’homme, dominé par le regard d’autrui, réifié par son jugement et humilié par sa liberté, perd sa liberté d’objet. Autrement dit, liberté et domination vont toujours de pair dans la dialectique sartrienne et quasi hégélienne – à quelques différences notoires. Au commencement est la conscience libre qui projette et qui néantise : la notion de domination n’existe pas encore. Aussitôt survient l’altérité qui me domine et me retire ma liberté en me réifiant. Un rapport de domination mutuel s’établit, puisque la réification entre autrui et moi est réciproque. L’homme alterne donc entre le statut d’esclave et celui de maître : il est transcendé par le regard d’autrui et il le transcende ; il est objet dominé et regard dominateur. Pourtant, on lit dans L’Être et le Néant : « L’homme ne saurait être tantôt libre, et tantôt esclave : il est tout entier et toujours libre ou il ne l’est pas ». Quel est le verdict sartrien ? L’homme est-il tout entier libre ou ne l’est-il pas ?

 

Libre et partout dans les fers

Dans la pensée de Sartre, liberté et domination sont jumeaux dans l’existence et jamais ne se quittent. Comme Rousseau, Sartre affirme que la liberté de l’homme apparaît autant nécessaire que menacée et mise à l’épreuve, à ceci près qu’il n’y a pas d’état de nature chez Sartre : la conscience humaine n’est jamais à l’œuvre que dans une situation. Or toute situation se caractérise par la présence d’autrui. Certes, la conscience naît d’un mouvement libre d’arrachement à soi par la néantisation qui la place d’abord à distance d’elle-même, puis à distance des choses, afin de se constituer comme conscience « pour-soi ». Néanmoins, chez Sartre, l’odyssée de la conscience humaine ne s’inscrit pas dans le domaine de la connaissance, comme chez Hegel, mais dans celui de l’existence. Aussi n’y a-t-il pas, dans la pensée de Sartre, d’état de nature rousseauiste où la liberté, encore inviolée, jouirait de son solipsisme ontologique. « Seul et libre. Mais cette liberté ressemble un peu à la mort » lit-on dans La Nausée : la liberté ne s’affirme que dans l’existence, puisque rien ne précède à l’existence selon Sartre. Plus précisément, la conscience pour-soi est mise à mal par l’existence de l’autre, lequel précipite « ma chute originelle » d’après les mots de Sartre. Rien ne différencie l’état qui précède la chute de celui qui la suit sinon que l’affirmation de la liberté humaine devient secondaire. L’homme est dominé avant d’être libre, mais il reste « tout entier et toujours libre ».

Jetée dans une situation, la conscience humaine n’a guère le temps d’exercer sa liberté par néantisation et distanciation qu’une autre conscience apparaît et la menace. Autrui me regarde et aussitôt, je me vois moi-même parce qu’on me voit. Première domination subie par autrui : il génère en moi un sentiment de honte, comme celui qui est surpris en train d’observer par une serrure. Sartre utilise cet exemple précis dans L’Être et le Néant : je me vois en-soi, je m’observe moi-même en train d’observer par une serrure et je me fais honte. Seconde domination : par son regard, autrui me réifie car il me place au même plan que les objets inertes qu’il observe. La honte cède la place à l’humiliation : la liberté d’autrui humilie la mienne. Autrui me domine parce qu’il me réduit à certaines qualités ou propriétés négatives et fausses qui m’enferment dans une identité figée. Dès lors, « l’essentiel des rapports entre les consciences, c’est le conflit » écrit Sartre dans L’Être et le Néant. L’essentiel de l’existence humaine, c’est le conflit entre la liberté qui est l’essence de l’homme – une essence qui succède à l’existence chez Sartre –, et la domination qui est la situation de ce même homme. L’enfer, c’est la liberté des autres, pour compléter la célèbre phrase de Huis clos : autrement dit, l’existence humaine est un cercle infernal puisqu’autrui me vole le monde, le désindividualise, me paralyse et m’abandonne comme objet parmi les objets.

Autrui n’est d’ailleurs pas le seul à exercer une domination sur moi. L’homme subit une domination d’une autre origine, non plus liée à l’existence d’un regard qui réifie mais à l’affirmation même de sa liberté. Dès lors que la liberté prend conscience d’elle-même et que la conscience pour-soi comprend qu’elle doit se choisir en permanence comme « obligation perpétuellement renouvelée d’avoir à refaire le moi », un sentiment d’angoisse l’habite. En situation, l’homme prend conscience que, même s’il ne subit pas de nécessité dans la détermination de son comportement, il ne peut pas surmonter la nécessité de sa propre liberté car elle est une nécessité de sa condition : autrement dit, il est condamné à être libre. Ce verdict lui fait préférer le statut d’esclave à celui de maître, afin d’éviter les vertiges de la liberté : il s’invente des déterminismes et s’arme de « mauvaise foi ». D’une part, il remet le choix moral entre les mains d’un dominateur : un léviathan, un prince, un Dieu, une valeur morale, etc. D’autre part, il laisse son impuissance et sa lâcheté le dominer : il est alors libre à la manière d’un homme qui ignore les causes qui le déterminent, pour reprendre l’expression spinoziste. Sous la plume de Sartre, il fait preuve de « mauvaise foi », c’est-à-dire qu’il se prend pour objet, se réduit à un en-soi et fuit la liberté. Le garçon de café joue au garçon de café, le bourgeois mime le bourgeois. En somme, s’il n’est pas dominé par autrui, l’homme se laisse dominer, pour calmer l’angoisse, par le produit de son imaginaire, lequel est le siège de la liberté comme l’affirme Sartre dans L’imaginaire. L’homme tourne dans sa liberté comme un prisonnier dans son cachot : le roman de son existence débute par la liberté et s’achève avec elle, mais entre les deux il n’y a que de la domination.

 

« Et moi aussi j’ai voulu être. Je n’ai même voulu que cela ; voilà le fin mot de ma vie : au fond de toutes ces tentatives qui semblaient sans liens, je retrouve le même désir : chasser l’existence hors de moi, vider les instants de leur graisse, les tordre, les assécher, me purifier, me durcir, pour rendre enfin le son net et précis d’une note de saxophone ».

Jean-Paul Sartre, La Nausée

 

La « divine négation » du lion

L’homme est libre et partout il domine. Lorsque l’on décompose les rapports des consciences entre elles et les états de liberté et de domination entre eux, on constate d’une part qu’autrui n’est pas le seul à réifier et humilier la conscience déjà-là mais que celle-ci le domine aussi par son regard ; d’autre part que la honte et l’angoisse qui amènent un homme à renier sa liberté sont toujours accompagnés d’une fierté et d’un orgueil qui le poussent à la reconquérir. Dès que l’homme réifié et dépossédé de sa liberté pour-autrui revendique cette liberté et aliène à son tour autrui par la chosification, une « réciprocité négative » s’instaure selon Sartre. Face à la honte imposée par autrui, la conscience réagit d’une part par la fierté en ce qu’elle revendique une identité positive, une réification fondée sur la véritable valeur de l’individu ; d’autre part, par l’orgueil.

L’alternative pour l’individu réifié est simple : ou bien il laisse la transcendance d’autrui le transcender, ou bien il transcende la transcendance d’autrui à son tour. L’existence n’est alors plus seulement enfer mais guerre de tous contre tous, même lors des relations amoureuses. Aussi le tableau social de L’Être et le Néant n’offre-t-il aucun avenir aux rapports entre les hommes. L’orgueil promet un conflit perpétuel entre les hommes et des relations asymétriques entre les consciences. De même que je ressens la liberté d’autrui par la réification qu’il exerce sur moi, de même je prends conscience de ma liberté lorsque je chosifie autrui : la liberté pour-moi n’est que l’envers de la domination pour-autrui, son négatif exact.

L’homme réduit et réifié par autrui ne se limite néanmoins pas à revendiquer sa liberté, il se révolte contre celui qui l’en a privé et entreprend de le supprimer. S’il n’est pas dicté par l’orgueil, le comportement de la conscience humiliée par la domination d’autrui obéit à la haine : l’être dominé cherche alors à se débarrasser de son être-pour-autrui qui le paralyse en supprimant autrui. Sartre écrit : « Celui qui hait projette de ne plus du tout être objet ; et la haine se présente comme une position absolue de la liberté du pour-soi en face de l’autre ». Qu’on songe aux textes de Sartre sur le colonialisme et l’antisémitisme, le premier traité notamment dans la préface aux Damnés de la terre de Fanon, le second dans les Réflexions sur la question juive. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’enfermer autrui dans une nature négative et de ne lui laisser qu’une liberté pour faire le mal. En outre, et pour reprendre la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel, à laquelle Jacques d’Hondt préfère celle du maître et du valet, l’homme est esclave du regard d’autrui et autrui dispose de moi comme d’une conscience à son service. Sans cesse, la conscience se révolte lorsqu’elle adopte le statut de valet ; sans cesse, elle domine la révolte lorsqu’elle adopte celui de maître. Pourtant, quand la liberté guide la conscience, comme lorsqu’elle guide le peuple, elle parvient à détrôner la domination comme l’esclave qui supprime la maîtrise. Les lignes de Sartre dans la Critique de la raison dialectique au sujet de la révolution française le confirment. En 1789, le mouvement populaire manifeste une volonté d’anéantissement et offre l’occasion d’une réconciliation autour d’un intérêt commun : mettre fin à une oppression. L’ambition révolutionnaire fait aussi partie intégrante du marxisme de Sartre – celui de Marx et non celui des idéalistes – lequel trouve sa raison d’exister dans l’aliénation exercée par une entité qui domine et dans la volonté d’inverser la relation de domination entre patronat et prolétariat. Le lion remplace le chameau, selon la métaphore nietzschéenne, et libère la conscience du regard réifiant d’autrui.

La pensée de la liberté chez Sartre repose sur la rhétorique du voleur. Lorsqu’il apparaît comme nouveau centre du monde, autrui me vole ma liberté pour-lui : je dois donc lui voler la sienne pour le dominer à mon tour. Ces dominations et réifications successives suffisent-elles à me rendre ma liberté en-soi ? Il faut aussi que je supprime la notion même de vol, autrement dit que je fasse oublier le vol à ma conscience selon un procédé proche de celui de la mauvaise foi. Mais quand le valet supprime le maître, il supprime la maîtrise et la servitude par la même occasion. En supprimant autrui ou en le réifiant complètement, la conscience se supprime aussi en-soi dans la mesure où elle existe par le regard d’autrui. En images : quand deux prisonniers s’évadent dans le film de René Clair, À nous la liberté, ils suppriment le statut de prisonnier. L’un endosse celui de patron et l’autre celui d’ouvrier : lorsque le subterfuge est révélé, leurs deux statuts disparaissent à nouveau et le film s’achève car il n’a plus de raison d’exister. Il en va de même pour la conscience sous la dialectique sartrienne : celle qui lutte contre la domination n’aboutit qu’à la destruction de sa liberté et à sa propre destruction. Sous la plume de Roquentin dans La Nausée : « Je suis libre : il ne me reste plus aucune raison de vivre ». Avec les mots de L’Être et le Néant : je me suis libéré du regard d’autrui – qu’importe la manière : en le réifiant, en le supprimant, en m’aidant d’un tiers –, je n’ai plus de motif d’exister pour-autrui, c’est-à-dire d’exister en-soi. Une fois le chameau devenu lion, une fois que l’esclave a supprimé le maître, l’homme est-il encore libre, selon la promesse formulée dans L’Être et le Néant ? La « divine négation » du lion, quaerens quem devoret, demeure inassouvie. La dialectique sartrienne demande à être achevée. Il faut la troquer contre la « sainte affirmation » de l’enfant, selon les termes de Nietzsche au début d’Ainsi parlait Zarathoustra. La dialectique sartrienne demande à être achevée.

 

« Tout existant naît sans raison, se prolonge par faiblesse et meurt par rencontre ».

Jean-Paul Sartre, La Nausée

 

La « sainte affirmation » de l’enfant

Liberté et domination ne s’articulent jamais pacifiquement et positivement sinon dans le moment stoïcien de la pensée de Sartre. Sans exagérer la familiarité de la philosophie développée dans L’Être et le Néant avec la doctrine stoïcienne, il semble que cette dernière ait soufflé à Sartre la maxime selon laquelle : « l’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce qu’on fait de ce qu’on a fait de nous ». Ceux qui, par des excuses déterministes, cachent leur liberté sont des lâches ; ceux qui suppriment celle des autres sont des salauds écrit Sartre dans L’existentialisme est un humanisme. Celui qui ne se comporte ni comme l’un ni comme l’autre et qui accepte la domination qu’il subit est, sinon un sage, du moins un homme sensé : Sartre greffe la sagesse stoïcienne dans le cadre hobbesien de lutte de tous contre tous.

Plus encore, la lutte entre les consciences se déplace au sein même de la conscience individuelle : charge à l’homme de ne pas laisser sa liberté en-soi dominer sa liberté pour-soi. Dans son essai sur Baudelaire, Sartre décrit le tiraillement intérieur du poète qui perd l’affection de sa mère : ou bien il essaie de se produire soi-même par la création poétique ; ou bien, selon le mécanisme de la mauvaise foi, il cherche à obtenir une reconnaissance en se conformant aux valeurs sociales bourgeoises et revient à son existence antérieure. Cette oscillation entre le désir de liberté par la transgression et celui de reconnaissance par la soumission parcourt l’œuvre de Baudelaire selon Sartre.

La conscience a la possibilité de dépasser ce conditionnement de sa liberté en cédant la néantisation avortée à cause d’autrui contre une affirmation en présence d’autrui. Certes l’individu demeure déterminé par la configuration de la situation et contraint à ne se réaliser qu’à l’intérieur des limites fixées par cette dernière, mais le dépassement et l’arrachement au pratico-inerte lui permettent de recouvrer sa liberté. Ici, le lion se transforme en enfant, enfant terrible dans le cas Genet qui sublime son existence pour-autrui par l’acte poétique. Dans Saint Genet, comédien et martyr, Sartre présente l’auteur du Journal du voleur comme un bouc-émissaire qui endosse la représentation dégradante qu’un groupe social se fait de lui et accepte de vivre avec cet autre que soi auquel autrui l’a identifié : l’image du voleur, pédophile, etc. Genet offre à voir l’envers de l’attente des adultes, restés au stade du lion qui répète « je veux » dans Ainsi parlait Zarathoustra : il incarne tout entier la domination vigilante d’autrui retournée et lui confère le caractère positif d’un projet. Alors s’achève et s’accomplit la pensée de Sartre en matière de liberté, qui se définit maintenant comme un « petit mouvement qui fait d’un être social totalement conditionné une personne qui ne restitue pas la totalité de ce qu’elle a reçu de son conditionnement » (Situation IX). Toute détermination est une négation, dit Spinoza : la liberté réside donc dans l’acte de néantisation de la négation, c’est-à-dire de la détermination, de la domination.

Cette manifestation de la conscience libre au sein d’une situation où elle se trouve largement dominée n’a pas lieu seulement lors de la sublimation poétique. Dans la pensée de Sartre, l’engagement – le plus souvent politique – révèle l’existence d’une liberté malgré l’hostilité apparente des phénomènes. « Nous n’avons jamais été aussi libres que sous l’occupation » : une telle phrase ne dit rien d’autre, sinon que le statu quo nécessaire à l’exercice de la liberté est celui de la domination. « Puisque nous étions traqués, chacun de nos gestes avait le poids d’un engagement » poursuit-il dans « La République du silence ». La mauvaise foi se définit d’abord comme le désengagement de la conscience par lâcheté, puisque l’homme de mauvaise foi est celui qui « dissimule la totale liberté de l’engagement ». Toujours engagée en-soi dans une situation, la conscience ne retrouve sa liberté propre qu’en s’engageant pour-soi. L’homme engagé, comme l’homme révolté de Camus en un sens, désigne celui qui manifeste sa liberté dans chacun de ses actes : elle est donc le négatif de l’angoisse, son pendant actif, puisqu’elle aussi révèle la liberté de la conscience. Jetée dans l’existence, la conscience engagée pro-jette et, malgré les risques, entraîne l’humanité avec elle dans ses actes et ses paroles puisque, en absence de lois morales, chacun de ses choix s’érige en maxime universelle. « En voulant la liberté nous découvrons qu’elle dépend entièrement de la liberté des autres et que la liberté des autres dépend de la nôtre » écrit-il dans L’existentialisme est un humanisme. L’engagement, comme la poésie, donne à voir le visage réconcilié d’une conscience libre qui domine l’angoisse et la mauvaise foi et qui sait conférer au regard d’autrui sa juste valeur, bien que Sartre ait été avare en mots sur cette dernière question.

 

 

Augustin Talbourdel

Tag(s) : #Chroniques, #Augustin Talbourdel
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