Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Mais quelle est donc cette note secrète qui donne son titre au roman de Marta Morazzoni ? On l’attend, on l’entend presque mais toujours moderato. S’agit-il des voix magnifiques, contralto et soprano, de ces deux religieuses, qui s’entremêlent ? Note d’entente, note surgie – ou issue – du violoncelle à la corde cassée de sœur Rosalba, dans ce couvent où les voix naguère déployées à l’église, se sont tues ? Sœur Rosalba forme la voix d’une toute jeune nonne, Paola, de ses treize à ses dix-sept ans. Leurs voix s’entrelacent sur le Stabat mater de Pergolèse, derrière une grille ou protégées par un long voile lors des cérémonies. Seulement reliées au monde par le chant, les nonnes en révèlent plus sur elles que ne le souhaiterait la redoutable abbesse.

Pourquoi, le livre refermé sur une histoire fondée sur un fait réel, garde-t-on l’impression diffuse qu’on a manqué, qu’on est passé à côté, que l’histoire des deux nonnes se poursuit ? Deux âmes unies presque sans échange, dans la musique, mais bien plus, par, à travers la musique, se reconnaissent mère et fille spirituelles, même si toutes deux, séparées, tairont leur voix et ne se reverront jamais.

Belle histoire, filée par la musique, située en Italie dans la première moitié du XVIIIème siècle. Paola, mise au couvent à treize ans sur la volonté de son père, découvre sous la conduite de sœur Rosalba une superbe voix enfouie. Au cours d’une cérémonie funèbre, Paola s’évanouit dans l’église, viterelevée et portée par les bras de John, un diplomate anglais en mission. Les deux êtres que tout sépare tombent en passion l’un pour l’autre : « Elle œuvrait pour le démon, sœur Rosalba. Elle ne le savait pas encore clairement, mais elle n’était plus immobile (…) De la nef de l’église s’élevait, vers l’autel, l’admiration du public, des ignorants aux cultivés, mais le message visait une seule personne, qui devait comprendre que l’invocation à Jesu sommo conforto était un labyrinthe dans lequel la voix cherchait le chemin pour parvenir jusqu’à lui » (p.61-62).

Toujours par l’entremise de la musique, sœur Rosalba donne à Paola la clé : « Le violoncelle de son professeur travaillait beaucoup à essayer les rythmes et les manières d’une messe de Palestrina (…) Pendant que la voix s’élevait avec une assurance prudente et que les yeux de Paola scrutaient la physionomie de sa maîtresse de chant, celle-ci, sans détacher l’archet de l’instrument, lui dit, d’une voix basse et altérée :

– De l’autre côté du naviglio, derrière l’église de Saint-Christophe, une famille de paysans peut te cacher sans danger. Si tu veux. Et tout de suite après, avec dureté : Continue à chanter » (p.65).

Après la fuite, Paola et John vivent ensemble – et séparés – une fuite rocambolesque jusqu’en Angleterre. Sœur Rosalba, vouée désormais au silence sur ordre de la mère supérieure qui la soupçonne d’avoir pris une part active dans la fuite de la jeune sœur, et qui avait pressenti, dans la musique et le chant, un dangereux apport extérieur, œuvre sans bruit : « Le violoncelle de sœur Rosalba Guenzani était silencieux, posé contre un mur de la cellule ; le long de la caisse de résonance pendait une corde cassée, que la religieuse n’avait pas encore fait remplacer » (p.145). Plus qu’un compagnon, le violoncelle relie encore les deux femmes : sa corde cassée est le rappel de la voix éteinte de Rosalba qui le manipule avec des tendresses de mère. Hébergée par les sœurs de John en Angleterre, Paola s’inquiète auprès de John : « Il tenta de lui communiquer son optimisme, avec un éclat de rire serein, mais d’une sérénité forcée. Il ne parvint qu’à lui tirer un sourire hésitant.

– Je me sentirais plus tranquille si je veillais sur le violoncelle de sœur Rosalba » (p.193).

Lorsqu’elle apprend que sa protégée est peut-être en vie, Rosalba joue, sans le chanter, leur morceau de partage : « Au lieu de lire dans son cœur, Dieu, cette fois, lui ferait le plaisir de l’écouter ! Elle souleva le drap qui protégeait les touches et remua les doigts au-dessus du clavier (…) Elle connaissait de mémoire le morceau du Stabat mater, inflammatus et accensus, là où contralto et soprano semblent monter et descendre agilement l’échelle entre terre et ciel, et elle le joua. Sans les voix, ce n’était qu’une toile qui attend la couleur » (p.207).

Quand la certitude que Paola est bien vivante est établie : « Au même moment, la note basse et grave d’un violoncelle lui parvint, une note sombre qui s’étirait dans le silence et la petite cour, suivie d’une note sautillante et aiguë, plus brève (…) Le violoncelle poursuivit son bourdonnement mi-funèbre, mi-hilare, souligné par la voix de la nonne ; ce n’était pas un chant explicite et déployé, mais bien modulé et ferme. Le même que, à des milles de distance, sir John avait entendu sortir de la chambre de Paola » (p.251) : que se trame-t-il dans le livre de Marta Morazzoni ? En ce moment-charnière, la note secrète franchit les distances, toile de fond pour qu’au-delà du roman et des âges, l’histoire se poursuive, et nous obsède : cela ne peut pas, n’a pas pu prendre fin ainsi. Quelque chose nous fait signe, retombée d’un accord non résolu, un nombre d’or ?

 

Anne Morin 

 

La note secrète, Marta Morazzoni, Actes Sud Babel, traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli

Tag(s) : #Actes Sud, #Italie, #Anne Morin
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :