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Retour à Barcelone

Girafes est donc le dernier volet de la trilogie de Pau Miró, pièce écrite en 2009, à la suite de Buffles et Lions. Elle constitue en vérité une fin paradoxale puisqu’elle marque un retour, un point originel : son action se déroule dans les années cinquante alors que l’œuvre précédente se situait à « l’époque actuelle » et que la première s’inscrivait dans une chronologie indéfinie. Il s’agit peut-être même d’une matrice, celle qui augure de la naissance de Max, l’enfant disparu des deux précédentes pièces. La femme s’entretient avec l’homme de cette naissance, p.69 :

FEMME – J’ai pensé à un nom pour notre enfant.

HOMME – Quel enfant ?

FEMME – Celui qui doit venir, celui qui viendra. Tu verras.

HOMME – A quel nom tu as pensé ?

FEMME – Max.

Le lieu de l’action quant à lui constitue un effet de zoom avant, d’élargissement : Barcelone avec ses rues, ses avenues et principalement le quartier du Raval définissent un autre espace dramatique, plus vaste que le huis clos dans la blanchisserie de Bufles. La circulation des personnages se fait entre la terrasse sous le ciel, et l’appartement modeste du couple jusqu’à un cabaret clandestin des zones interlopes. La peinture « naturaliste » dans Girafes renvoie à un monde traditionnel, celui de l’Espagne franquiste : l’homme travaille à la menuiserie, sera victime d’un accident du travail, la femme, elle, demeure au foyer et convoite une machine à laver, espérant enfin une maternité. Cette dernière écoute les émissions d’Elena Francis, animatrice radio de l’époque, connue pour ses émissions pour les femmes. Dans les pièces suivantes, cet ordre stable éclatera. Au fond, il y a deux sortes de gens, les normaux et ceux qui s’éloignent de ce quotidien sclérosé. L’homme ne dit-il pas à sa femme : Je veux que tout soit normal. Quand je t’ai connue, tu étais jolie et normale.

Les trois autres personnages eux, chacun à leur manière, s’évadent, entrent dans le rêve et l’inconnu. La femme tout d’abord rêve sur les noms poétiques des machines à laver au début de la pièce, p.9 ; plus loin elle raconte son rêve au sous-locataire : la machine à laver lui dit quelque chose à l’oreille sans qu’elle puisse entendre ses propos. Elle rêve encore à elle une seconde fois (p.87). Le frère de la femme est lui aussi une personne du monde onirique. Il a perdu la parole dans sa petite enfance et s’exprime dans un carnet qu’il a toujours avec lui. Son espace est celui de la terrasse, endroit qui le rapproche de la lune et de ses sortilèges, des divinités inconnues. Il est aussi le silence qui tisse la matière des trois pièces. Il finit par disparaître d’ailleurs mystérieusement comme Max. Enfin le personnage du sous-locataire incarne les failles de la société : il est, de par son nom même, un clandestin dont on ne sait pas grand-chose si ce n’est que la nuit venue il hante, sous les traits d’Aurora, le club, « le poudrier ». Travestissement et mise en abyme du théâtre. Il est « la girafe ». Il écoute de la musique, attend le feu d’artifice. Il songe à Paris qui l’émerveille. Il y a chez lui quelque chose du hasard magique : un homme lui a offert un billet de loto dont le numéro sera gagnant. La famille de Bufles avait elle aussi grâce au loto pu acquérir la blanchisserie. L’auteur ne croit pas à la logique du monde mais à ses zones obscures, à ces choses que nous ne parvenons pas à comprendre, à l’obscurité dans laquelle est plongé le plateau à la fin de la pièce ou mieux encore à  l’entrée poétique au tout début du texte « des girafes qui se déplacent avec grâce sur la scène ».

Girafes a été créée en 2009 au festival Grec, et la trilogie sera présentée en France en 2015/6 dans une mise en scène d’Edouard Signolet, dans une production du Cabaret Vétérinaire.

Il est possible de se reporter aux précédentes chroniques sur les 2 autres pièces (30 sept 2013 et 18 février 2014).

 

Marie Du Crest

Tag(s) : #théâtre, #Espagne, #Espaces 34, #Marie du Crest
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