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L’Ouzbek muet constitue le titre de l’une des nouvelles de cet opus avec, comme dans les autres histoires clandestines qui le composent, pour toile de fond les années 1960 où la politique occupait une place prépondérante, au Chili et dans les pays environnants, où la jeunesse partageait « le beau rêve/d’être jeunes sans en demander la permission » (dédicace de la première nouvelle de ce recueil, Le soldat Tchapaïev à Santiago du Chili). Une jeunesse militante – camarades des Jeunesses Communistes du Chili, de la Fédération des Jeunes Socialistes – en lutte dans une révolution ardente contre l’impérialisme américain, la montée du libéralisme capitaliste.

Originaire du Chili, Luis Sepύlveda connaît le décor de ces histoires émouvantes qu’il met en intrigue, et le charme de ce recueil tient à ce que l’auteur du Vieux qui lisait des romans d’amour, de Histoire d’une mouette et du chat qui lui apprit à voler, de La Folie de Pinochet, entre autres, nous rapporte ici des récits de vie teintés parfois d’une drôlerie décalée par rapport à la gravité et l’extrême dangerosité des faits, avec une tendresse délicate et touchante. Récits de vie rapportés par l’intermédiaire de témoins, par le truchement de témoignages oraux, retranscrits souvent près d’un demi-siècle plus tard.

Les histoires se déroulent dans le tempo fluide d’une écriture limpide, concentrée sur le vif de l’action révolutionnaire, débarrassée de toute fioriture d’ordre descriptif et de commentaires. La voix de l’auteur ne se fait pas tant entendre ici que celle d’un narrateur accomplissant un devoir de retranscription de faits politiques survenus dans de jeunes vies trépidantes emportées dans le feu passionné et incontrôlable du combat révolutionnaire. S’y retrouvent les valeurs d’une solidarité commune à ces combattants, ses chutes également tel « un tas de miroirs brisés », à l’image de la mémoire que nous sommes (cf. ces mots de Jorge Luis Borges cités en exergue de Moustik : « Nous sommes notre mémoire, / Ce musée chimérique aux formes inconstantes, / Ce tas de miroirs brisés »).

Histoires d’action, émaillées de touches picturales réalistes et pittoresques sur le décor et la vie quotidienne et exceptionnelle d’une jeunesse militante des années 60 emportée à ses risques et périls dans le flot des révolutions politiques ; ponctuées de dialogues efficaces, au rythme enlevé, comme était captivé et entier l’engagement sur fond d’idéal révolutionnaire de cette jeunesse soulevée.

Le lecteur entre avec empathie dans l’univers passionné et parfois maladroit, inexpérimenté, de cette jeunesse révoltée soutenant à corps et à cri la cause bafouée de l’homme exploité, trompé, voire « exterminé » comme dans cette guerre du Vietnam évoquée d’entrée dans ce recueil. Ainsi le narrateur de la première nouvelle, alias Pavel Korchagin – le héros Komsomol de Et l’acier fut trempé–, improvisant avec son camarade militant des Jeunesses communistes du Chili, Marcos, alias Tchapaïev, et le camarade de la Fédération des jeunes socialistes, Tino, alias Chamaco Valdès – improvisant donc l’opération « Vo Nguyen Giap », action révolutionnaire visant à marquer leur opposition à la guerre d’extermination au Vietnam par l’impérialisme américain (Le soldat Tchapaïev à Santiago du Chili). Première action révolutionnaire commune entre les Jeunesses communistes du Chili et la Fédération des jeunes socialistes, fomentée par de jeunes ardents révolutionnaires encore inexpérimentés, bricolant leur bombe avec les moyens du bord.

L’ardeur politique des jeunes héros voués corps et âme à leur cause, mais encore englués dans une obéissance aveugle à la discipline militante sans avoir eu le temps d’acquérir encore de réelle expérience, engendre de cocasses inattendues situations dont les jeunes gens tentent de se dépêtrer tant bien que mal, sous le regard tendre du narrateur et du lecteur touché et emporté dans le pittoresque et les maladresses de leurs pérégrinations.

Bien sûr l’amour n’est jamais loin et teinte d’idéal romantique ou d’érotisme les aléas très sérieux de l’engagement politique. Comme une respiration douce, un bol d’oxygène, dans le souffle de forge brûlant d’un engagement politique révolutionnaire, vecteur d’une application directe du fait accompli. Ainsi en pleins préparatifs d’une action révolutionnaire, le narrateur de la première nouvelle délaisse-t-il une discussion politico-militaire d’une haute urgence au profit d’une préoccupation sentimentale : « Et puis, abandonner une discussion politico-militaire pour aller manger du gâteau avec une nana », lui reproche-t-on, « ça, c’est enfreindre la discipline révolutionnaire » (Le soldat Tchapaïev à Santiago du Chili).

L’auteur pointe du doigt la difficulté qu’oppose l’idéologie au processus révolutionnaire proprement dit. Il oriente l’humour tendre de son regard en projecteur sur l’insuffisance des dispositifs mis en place pour la lutte, l’insuffisance des structures entourant les actions radicales engagées par les jeunes révolutionnaires. « Les FARCH (Forces Armées Révolutionnaires du Chili) avaient (…) pris la décision de s’armer, d’acheter des flingues mais pour cela, il leur fallait une infrastructure économique qui leur permette de disposer d’artillerie, de planques et des besoins communs à tout processus révolutionnaire. Et comme cette détermination devait passer à la pratique en respectant la voie organique (…). Finalement, ils avaient choisi à l’unanimité de remettre à plus tard les discussions tactiques et stratégiques » (Blue Velvet). C’est dans cet écart entre le très sérieux et passionné, déterminé, engagement des jeunes révolutionnaires, et la légèreté, l’insuffisance de leur arsenal de combat, que s’immiscent les failles et le comique, parfois le dénouement cocasse, de leurs actions. Ces failles donnent l’ingrédient de ces histoires clandestines. Les rapports disproportionnés entre la cause poursuivie, les moyens déployés et le résultat, prêtent à sourire et émeuvent un lecteur touché par l’investissement passionné et sincère de ces jeunes en quête d’un idéal qu’ils ne voient pas tel, encore moins utopique.

Dans l’incipit de L’Ouzbek muet, le narrateur confie : « Il y a dix ans, Rodrigo m’a donné des détails sur cette histoire dans la gare centrale de Genève. Par une température de moins de dix degrés son récit m’a fait rire et pleurer. Quand on s’est séparés je lui ai donné dix ans pour l’écrire faute de quoi je le ferais moi-même ». Ces histoires clandestines nous font rire et pleurer. Nous procurent des émotions, imperméables au tarissement, au bruissement de l’oubli glacé de nos mémoires. Simples lecteurs nous n’en demeurons pas moins des spectateurs émus par leurs récits de vie, sans âge au final, puisque traversés par cette éternelle jeunesse, synonyme d’espoirs et d’espérance, dont nous conservons en chacun(e) de nous des brandons incandescents, relais vers d’autres passages… vers des chemins de révolution, permanents. L’heure est toujours venue de répondre « présent ! » dans le panorama insurrectionnel des temps qui courent. La question étant de savoir s’il est possible « d’arriver à réaliser pacifiquement et démocratiquement des changements » dont notre destin a besoin – et à quel prix. Question à laquelle se heurtent les jeunes héros de ce recueil d’histoires clandestines de Luis Sepύlveda, L’Ouzbek muet, toujours d’actualité.

 

Murielle Compère-Demarcy

L’Ouzbek muet et autres histoires clandestines, avril 2015, 133 pages, 16 €. Traduit de l'espagnol (Chili) par Bertille Hausberg

Tag(s) : #Amérique latine, #Points, #Chili, #Murielle Compère-Demarcy
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