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« Notre vie est un voyage

dans l’hiver et dans la nuit

nous cherchons notre passage

dans ce ciel où rien ne luit »

 

C’est à un voyage glacial et sombre que William Giraldi nous convie. L’espace – aux confins de l’Alaska – le cœur de ses étranges habitants, les affreux événements, le poil des loups, tout est noir comme la nuit la plus profonde. Pas une lueur. On pense souvent à ces paroles d’une chanson des grognards de Napoléon qui ouvrent le « Voyage au bout de la nuit » de Céline, cités ici en épigraphe.

Russell Core – spécialiste des loups – est appelé dans le village de Keelut par Medora Slone – femme isolée par le départ de son mari pour faire la guerre en Irak - dont le jeune fils a été enlevé et probablement dévoré par les loups descendus des collines. Par les loups ? Core va glisser dans un univers aux limites de l’incroyable, univers où les hommes et les bêtes se ressemblent au point de se confondre. Des hommes perdus dans une vie plus proche de la bestialité que de toute forme de civilisation. Avec tout ce que cela implique de silence, de cris, de sauvagerie, de violence et de fin de toute morale. L’histoire est scandée sans cesse de pages qu’il nous faut bien relire pour y croire tant les événements échappent à la logique humaine. Dans le monde de ce livre on ne rencontre en effet « Aucun homme ni dieu », terre et ciel sont désespérément muets et déserts.

Les histoires de loups ont toujours fait peur. Pas seulement les enfants. Russell Core en a vécues, des terrifiantes, au cours de sa carrière de « Nature writer » passionné par ces animaux de l’ombre et du froid. Sa mémoire en est encore glacée :

« Dans le viseur, il distinguait le museau blanc de la louve encore barbouillé de rose par les entrailles de l’enfant. Des lambeaux de pyjama jaune englués dans le sang séché violacé, juste au-dessus des naseaux. Ses yeux dorés. Ce n’était pas l’éclat rouge ou vert des illustrations d’épouvante, non c’était un doré terne, nimbé d’une dignité humaine perverse. »

Ajoutez le cadre dans lequel vivent ces gens. Immense, désert, battu par les vents et les neiges plus des trois-quarts de l’année, pratiquement inaccessible pendant de longs mois. Même les avions ne s’y risquent pas au-dessous de 25°, les moteurs pourraient y geler et ne pas redémarrer. Même en période d’épidémie, racontent les anciens, nul ne venait. On crevait de la grippe espagnole comme une meute de chiens.

« Cent corps. Puis deux cents. Personne n’est venu à notre secours. Personne ne s’est risqué à venir à notre secours. Chaque matin, à notre réveil, il y avait d’autres morts dans les huttes de ce village. Les gens se noyaient. Se noyaient dans leurs propres fluides. »

A Keelut, il n’y a que des êtres étranges : on n’habite pas ici sans l’être.

« Monsieur Core, avez-vous la moindre idée de ce qu’il y a derrière ces fenêtres ? De la profondeur de ces terres ? De leur noirceur ? De la manière dont ce noir s’insinue en vous ? Ecoutez-moi bien, monsieur Core, ici vous n’êtes pas sur Terre. »

Kellut constitue ainsi, dans ce roman, une sorte de point frontière entre l’être et le néant, entre la sauvagerie et l’humain, à la fois mêlant les deux et résistant aux deux. C’est là que les bêtes cessent d’être des bêtes. Que les hommes cessent d’être des hommes.

Comment ne pas penser à Jack London, dont l’ombre plane sur des passages entiers de cette histoire, ombre tutélaire mais qui ici ne rassure pas le lecteur car tout est sur la pente de la noirceur, sans les éclats de vie et de chaleur des hommes et bêtes de London. Lisons :

« Quelques secondes à peine avant qu’il ne s’endorme, le hurlement d’un loup l’escorta vers l’obscurité. Comme un cri de deuil dans la nuit noire et glacée – un hurlement inhabituel, un appel qu’il ne put identifier : entremêlé de fureur, de peur et d’incompréhension. » (*)

Jusqu’au bout de la nuit, William Giraldi nous emmène. Pas de lueur. Pas d’homme. Pas de dieu. Jusqu’au bout de l’innommable avec, en point d’orgue, l’innommable absolu, qui nous prend dans notre lecture, comme hébétés devant ce que l’on comprend.

Vous êtes prévenus. « Aucun homme ni dieu » est un livre admirable mais un voyage sans repos. Un véritable choc littéraire.

 

Léon-Marc Levy

 

(*) : il faut saluer le travail littéraire éminent de la traductrice, Mathilde Bach.

Aucun homme ni dieu (Hold the dark). Traduit de l’américain par Mathilde Bach. Mars 2015.

Tag(s) : #USA, #J'ai lu, #Autrement, #Léon-Marc Levy
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